Girl d’Edna O’Brien
Dans son dernier roman, Girl, Edna O’Brien se glisse dans la peau de l’une des lycéennes nigérianes enlevées par Boko Haram en 2014. Ce qu’elle nous raconte est absolument effroyable mais la manière de le faire ne m’a pas du tout convaincue.
Depuis l’enlèvement jusqu’à la détention dans le camp de djihadistes puis son mariage forcé à l’un d’entre eux, Maryam est ballottée, maltraitée, violée par des monstres faits hommes. Enceinte puis mère d’une petite fille, elle parvient à s’enfuir avec elle mais son combat n’en sera pas terminé pour autant. Il faut désormais qu’elle affronte des regards suspicieux : est-elle devenue comme ses bourreaux à leur contact ?
Autant le dire tout de suite, ce livre m’a posé un énorme problème. Je ne l’ai pas compris, je n’ai pas compris le projet de l’auteure, je n’ai pas compris qu’elle ait pu choisir un traitement aussi froid, désincarné, déshumanisé même pour mettre des mots sans résonance dans la bouche d’une gamine qui a vécu en enfer.
La nature humaine est devenue diabolique. Le pays tel que je l’avais quitté n’existait plus, maisons incendiées pendant que les gens dormaient, paysans incapables de cultiver la terre, paysans fuyant un désert famélique pour un autre, dévastation.
Je suis restée à mille lieues de cette histoire alors que c’est humainement impossible de rester insensible à ça. Ou plutôt si, ça l’est comme quand on est devant notre télé, abreuvé de reportages en continu sur ces drames si lointain. A trop voir la misère ainsi distanciée, elle ne nous touche plus et c’est là où la littérature a toute sa place à jouer. Mais ici la magie de la littérature n’a pas opéré sur moi : la littérature ça n’est pas du journalisme, ce ne sont pas des faits exposés froidement mais vécus de l’intérieur. Dans un avis précédent qui concernait un document, j’expliquais être une lectrice qui préférait apprendre à l’aide de la fiction car j’avais besoin d’empathie pour les personnages, de vibrations pour apprendre. Je parlais alors d’intelligence émotionnelle. Or ici c’est précisément ce qui m’a manqué : de l’émotion, de l’empathie, de la vie !
L’auteure ne nous laisse même pas la possibilité de suivre l’évolution de cette adolescente, évolution qui prend nécessairement du temps, qui passe par des transitions. Au contraire, j’ai plusieurs fois eu l’impression qu’elle prenait son personnage et la jetait dans une scène sortie de nulle part puis la reprenait le chapitre suivant pour la mettre ailleurs. J’ai bien eu du mal à suivre le cheminement par moments et cette absence d’évolution logique dans son parcours m’a empêchée de ressentir un intérêt grandissant pour son devenir.
Je ne peux m’empêcher de comparer ce livre à un autre roman paru récemment chez le même éditeur : Mur méditerranée de Louis-Philippe Dalembert car sur un thème assez proche, le résultat obtenu est exactement l’inverse. Mur méditerranée à été l’un de mes énormes coups de coeur de 2019, un livre que je n’oublierai jamais, que j’ai refermé les larmes aux yeux et qui depuis m’a rendue beaucoup plus sensible au sort des migrants. Les trois personnages féminins de Dalembert avaient des réactions « humaines » avec tout ce que ça sous-entend de courage mais aussi de petitesse, de peur, de dégoût, d’espoir. On était obligé de se demander régulièrement comment nous aurions agi à leur place tout en bénissant le ciel d’être à la nôtre. Il y avait ce miroir de la fiction qui nous renvoie à notre propre humanité, nos valeurs, nos actes. Dans Girl je ne suis pas parvenue à faire ce travail d’introspection et je le regrette profondément. Pire : j’en veux beaucoup à ce livre de me renvoyer une image de lectrice insensible à la misère du monde.
Hasard des sélections, Girl est aussi en compétition pour le Prix Audiolib. Mais c’est une très bonne chose car le redécouvrir en audio, c’est la possibilité de lui laisser une deuxième chance en ajoutant la part d’humanité qui m’a fait défaut dans le texte, à travers cette fois la voix du narrateur. Je l’espère en tout cas mais de toute façon je vous en reparle bientôt.
Girl est le roman sélectionné par le jury de janvier du Grand prix des lectrices Elle 2020.
[MISE A JOUR DU 02.06.2020]
Ça y est, j’ai redonné une chance à ce roman grâce au prix Audiolib. J’ai pu vérifier si le fait de passer en version audio pouvait m’aider à mieux saisir ce texte et la volonté de l’auteure. Eh bien il n’en est rien ! Après l’écoute de ce texte, je tire exactement les mêmes conclusions qu’après sa lecture au format papier : c’est froid, sans émotion, totalement détaché et très perturbant avec une histoire qui fait de grands sauts dans le temps sans permettre au lecteur de s’ancrer dans un présent et de prendre la mesure de ce qu’il s’y passe. Et finalement tout ce qui m’a gênée dans ma première lecture se trouve exacerbé en version audio car la narratrice, Claire Cahen, prend un ton aussi détaché que l’auteure avec son écriture. A tel point que l’on a du mal à croire que c’est d’un enfer vécu par l’héroïne dont on nous parle. La narratrice aurait tout aussi bien pu nous raconter son dernier week-end sur le même ton sans que cela ne choque. Elle n’est pas du tout à blâmer : son timbre de voix est agréable tout autant que son rythme de lecture et sa tonalité mais ça ne cadre tellement pas avec cette histoire. En revanche je pense que c’est totalement fidèle à ce qu’Edna O’Brien aurait souhaité.
Avec ce livre, plus qu’avec aucun autre, il y a l’art – indiscutable – et la manière qui l’est beaucoup plus…
Girl est l’un des 10 titres en compétition pour le Prix Audiolib 2020
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L’ESSENTIEL
Girl
Edna O’BRIEN
Editions Sabine Wespieser en GF et Audiolib en audio
Sorti le 05/09/2019 en GF et le 11/03/2020 en audio
250 pages (5h52 d’écoute)
Lu par Claire Cahen
Genre : roman contemporain
Plaisir de lecture : ❤❤
Plaisir d’écoute : ❤❤❤
Personnages : Maryam et Babby, Rebeka, Buki
Recommandation : non
Lectures complémentaires : Mur méditerranée de Louis-Philippe Dalembert, 19 femmes de Samar Yazbeck
RÉSUMÉ DE L’ÉDITEUR
Le nouveau roman d’Edna O’Brien laisse pantois. S’inspirant de l’histoire des lycéennes enlevées par Boko Haram en 2014, l’auteure irlandaise se glisse dans la peau d’une adolescente nigériane.
Depuis l’irruption d’hommes en armes dans l’enceinte de l’école, on vit avec elle, comme en apnée, le rapt, la traversée de la jungle en camion, l’arrivée dans le camp, les mauvais traitements, et son mariage forcé à un djihadiste – avec pour corollaires le désarroi, la faim, la solitude et la terreur.
Le plus difficile commence pourtant quand la protagoniste de ce monologue halluciné parvient à s’évader, avec l’enfant qu’elle a eue en captivité. Celle qui, à sa toute petite fille, fera un soir dans la forêt un aveu déchirant – « Je ne suis pas assez grande pour être ta mère » – finira bien, après des jours de marche, par retrouver les siens. Et comprendre que rien ne sera jamais plus comme avant : dans leur regard, elle est devenue une « femme du bush », coupable d’avoir souillé le sang de la communauté.
Girl bouleverse par son rythme et sa fureur à dire, à son extrême, le destin des femmes bafouées. Dans son obstination à s’en sortir et son inaltérable foi en la vie face à l’horreur, l’héroïne de ce roman magistral s’inscrit dans la lignée des figures féminines nourries par l’expérience de la jeune Edna O’Brien, mise au ban de son pays pour délit de liberté alors qu’elle avait à peine trente ans.
Soixante ans plus tard, celle qui est devenue l’un des plus grands écrivains de ce siècle nous offre un livre d’une sombre splendeur avec, malgré tout, au bout du tunnel, la tendresse et la beauté pour viatiques.
« Par un extraordinaire acte d’imagination, nous voici transportés dans l’univers intérieur d’une jeune fille violée et réduite en esclavage par les djihadistes nigérians. Elle leur échappe et, avec acharnement et ténacité, entreprend de reconstruire sa vie brisée. Girl est un livre courageux sur une âme courageuse. » J. M. Coetzee
TOUJOURS PAS CONVAINCU ?
3 raisons de lire Girl
- Pour le devoir de mémoire
- Parce que c’est Edna O’Brien
- Parce que de tels actes doivent être dénoncés par tous les moyens
3 raisons de ne pas lire Girl
- Parce que le style est froid et journalistique
- Parce que ça devient un peu trop facile d’écrire des romans sur des femmes qui ont traversé les pires horreurs
- Parce que ce drame méritait mieux (à mon sens)
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