Opus 77 d’Alexis Ragougneau
C’est avec Opus 77 que s’achève ma lecture de la sélection de mars pour le Prix des lecteurs. Une lecture faite sur le fil car c’est aujourd’hui qu’est attendu mon vote du mois. Une lecture dans l’urgence donc mais dont j’ai pu prendre toute la mesure et apprécier le tempo, m’offrant un moment de déconnexion complète dans le rythme effréné de mes journées.
Si l’évasion est totale, c’est avant tout parce que chaque mot de ce livre est habité par la musique, c’est une symphonie d’émotions, une longue partition composée de passages doux, presque en sourdine puis de mesures saccadées et quasi cacophoniques. Il n’est pas utile d’entendre les œuvres citées pour avoir l’impression de les comprendre tant l’auteur en fait des descriptions minutieuses, pointant les difficultés techniques, les changements de rythme et les moments d’allégresse. Je n’imagine pas qu’il puisse être possible de mieux retranscrire l’exigence, la rigueur, l’exactitude et la maîtrise que requiert la musique classique. Alexis Ragougneau est à ce jour, l’auteur qui est le mieux parvenu à me faire pénétrer son univers et à me transmettre l’essence même de son sujet. Tout cela en 250 pages à peine. Quelle maestria !
Question mémoire, je tiens plutôt de mon père. Il me suffit de lire le morceau puis de le déchiffrer une fois au clavier pour le connaître par coeur. Ensuite, plus besoin d’y revenir, il s’agit plutôt de se forcer à tout oublier pour tout réinventer à sa manière. L’interprète doit jouer l’histoire d’un autre comme s’il racontait sa propre vie, pour la toute première fois, ou pour la toute dernière avant de mourir, alors qu’en réalité, tout est déjà consigné, tout s’est déjà passé. Un autre, le grand, l’immense compositeur, a tracé le destin de la pièce, nuances comprises, de fortissimo à pianissimo, du hurlement total au silence absolu. Que voulez-vous y faire sinon tout ressasser ?
Si je suis béate d’admiration devant ce que je considère comme une prouesse littéraire, je suis également une lectrice charmée par le côté romanesque de l’œuvre. Puisque la musique n’est rien sans ceux qui lui donnent vie, Opus 77 est avant tout l’histoire d’une famille de musiciens déchirée par la célébrité. Le livre s’ouvre sur les funérailles de Claessens, le père, un chef d’orchestre de renommée internationale qui dirigeait l’Orchestre de Suisse romande. Je n’ai pas souvenir d’avoir lu son prénom, comme si son nom n’appartenait qu’à lui : pas d’erreur possible quand on parle de Claessens, c’est forcément au père que l’on pense. Or, le père n’est plus, le maître s’est éteint et tous sont venus lui rendre un dernier hommage. Il ne manque qu’une personne à l’appel, son fils David, un autre virtuose de la musique. Cela fait des années que le père et le fils ne se parlent plus, les exigences de l’un ayant peu à peu ruiné les espoirs de l’autre. David n’est pas le seul à avoir souffert de l’incroyable notoriété de son père, sa mère, Yaël, comme sa sœur, Ariane, en ont également fait les frais, chacune à sa manière. Pourtant le talent n’est pas l’apanage de Claessens. David et Ariane ont su se faire un prénom sur la scène internationale, l’un comme violoniste, l’autre comme pianiste oh combien émérites. Des enfants aussi doués que le père mais qui, toute leur vie durant devront trouver la force de se battre dans l’ombre pour tenter d’exister dans la lumière.
Je suis le plus complexe, le plus indéchiffrable, le plus parfait automate jamais créé de main d’homme.
Le roman s’ouvre sur les funérailles de Claessens, au moment où Ariane s’apprête à entamer l’Opus 77 au piano, en hommage à son père. Une œuvre qu’elle n’a pas choisie au hasard. Et pendant qu’elle égrène les notes, ses souvenirs défilent jusqu’à l’ultime mesure. Le lecteur est arrivé à destination, ébranlé et ému. Le voyage aura été intense, passionnant et bouleversant. Le Concerto pour violon n°1 en La mineur Opus 77 de Chostakovitch a livré tout ce qu’il avait à nous dire.
L’ESSENTIEL
Opus 77
Alexis RAGOUGNEAU
Editions Viviane Hamy en GF et Le livre de poche
Sorti le 05/09/2019 en GF et le 06/01/2021 en poche
264 pages
Genre : roman contemporain
Plaisir de lecture : ❤❤❤❤❤
Personnages : Claessens et ses enfants, Ariane et David
Recommandation : oui
Lectures complémentaires : Rien n’est noir de Claire Berest, Les villes de papier de Dominique Fortier, L’autre Rimbaud de David Le Bailly
RÉSUMÉ DE L’ÉDITEUR
Lors de la messe de funérailles d’un célèbre chef d’orchestre, sa fille, Ariane, pianiste de renommée internationale, entame contre toute attente une oeuvre écrite pour violon et orchestre : l’Opus 77 de Chostakovitch. Tous ceux qui comptent dans le monde de la musique classique sont réunis. Tous, sauf David Claessens, le fils, violoniste prodige en son temps et désormais reclus dans un bunker. Pendant qu’elle joue, Ariane se souvient : son enfance avec son frère dans cette famille vouée à la musique, l’exigeant apprentissage du piano pour l’une, du violon pour l’autre, leur relation complexe avec leur père, la lente destruction de leur mère, chanteuse lyrique peu à peu réduite au silence… Et surtout les pièges de la dévorante célébrité, la pression et la peur de faillir, la compétition impitoyable et les règles d’un microcosme qui ne tolère aucune déviance à ses normes.
Le lecteur est entraîné dans un tourbillon de haine et d’amour d’une violence âpre et sèche. Libération.
TOUJOURS PAS CONVAINCU ?
3 raisons de lire Opus 77
- Pour l’incroyable travail sur la langue pour que les mots se transforment en notes et les phrases en symphonies
- Pour la complexité des personnages et de leurs interactions
- Pour l’émotion qui vous envahira à sa lecture (je le dis ? Oui, j’ai versé une larme)
3 raisons de ne pas lire Opus 77
- Si vous pensez être totalement hermétique à l’univers de la musique classique (mais essayez tout de même, vous risquez d’être surpris)
- Si vous n’êtes pas attiré par les romans avec une dominante psychologique
- Si vous êtes plus rock ou rap que musique de chambre
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